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Nouveau programme : étude de la langue latine - Qu’il faut enseigner la langue latine
Article mis en ligne le 20 décembre 2010

QU’IL FAUT ENSEIGNER LA LANGUE LATINE

Conférence de Madame Armelle DESCHARD, maître de conférences à l’Université de Bordeaux III

 NOUVEAU PROGRAMME : ETUDE DE LA LANGUE LATINE

 QU’IL FAUT ENSEIGNER LA LANGUE LATINE

Conférence de

Madame Armelle DESCHARD, maître de conférences à l’Université de Bordeaux III

Laissez-moi d’abord remercier monsieur l’Inspecteur Général Patrice Soler de m’avoir invitée à cette rencontre, dont je compte bien tirer profit moi aussi. Plus les liens entre les enseignants des Lycées et Collèges et les enseignants de l’Université seront resserrés, mieux les Langues Anciennes profiteront en amont comme en aval d’une collaboration fructueuse.

Il faut d’abord que je vous dise combien j’ai apprécié le regard sur la langue latine que supposent les pages 9 et 10 des programmes de langues anciennes, sans doute parce qu’elles correspondent à ce que je professe depuis longtemps autour de moi. Je vais me permettre de le piller.

J’ai reçu votre invitation avec un réel plaisir et quelques inquiétudes : car comment bien parler de la langue latine et de son enseignement quand on manque soi-même de certitude sur les méthodes et même les enjeux de pareille entreprise ? Je me contenterai donc de partager avec vous mon expérience d’enseignante nourrie par les recherches dans le domaine de la langue latine. Bien que j’aie enseigné les langues anciennes au Lycée pendant une bonne vingtaine d’années, j’ai délibérément choisi de vous parler essentiellement de mon expérience à l’Université. Vous me direz que ce n’est pas le sujet. Je n’en suis pas si sûre. Notre expérience est du même ordre même si le public est différent. La matière en tout cas est la même. J’enseigne bien souvent à ce que nous appelons des non-spécialistes, j’ai même un faible pour ces cours. Je pense surtout aux étudiants qui arrivent en première année de Lettres Modernes par exemple, ou de langues romanes, pour lesquels j’ai le projet avec l’Université de Bordeaux de créer un manuel électronique.

Qui sont-ils exactement ? Des étudiants sérieux, de niveau très hétérogène en première année, comme vous vous en doutez. La pauvreté de nos moyens fait que nous n’ouvrons que deux sortes de groupes, de niveaux différents : des groupes de débutants pour ceux qui n’en ont jamais fait, un groupe pour ceux qui en ont déjà fait. Certains sont déjà des latinistes tout à fait acceptables, mais ils sont rares. Les plus attachants sont ceux qui veulent bien en reprendre un peu, même si toutes leurs bases ont été effacées par quelques années de lycée. Ils ont été des collégiens heureux d’apprendre le latin, mais ont abandonné en seconde ou première pour de multiples raisons, malgré toute la passion de nos collègues qui débordent d’ingéniosité mais ne parviennent pas toujours à lutter contre la mode, ou la facilité. Ces étudiants dont je parle gardent un bon souvenir en général de ces études et de leurs enseignants. Ils en parlent avec émotion, et sont souvent très lucides sur les raisons qui leur ont fait à tort abandonner ce plaisir. La conduite de tels groupes est un vrai défi. Ces étudiants en « reprise de latin » se mêlent en effet à ceux qui n’ont jamais abandonné la langue au lycée. Comment permettre à ceux qui ont presque tout oublié de suivre sans ennuyer les autres qui ont de véritables bases et aspirent à traduire de façon plus autonome ? A dire la vérité je pensais au départ que ce mélange était folie, que les seconds y perdraient leur temps. Force est de constater que cela n’a jamais été le cas. Pourquoi ? Parce que ces groupes très hétérogènes ont accepté de jouer le jeu de l’inégalité du savoir.

Qui seront-ils ? Ni des spécialistes, ni des traducteurs, probablement jamais de vrais lecteurs en langue originale. Le constat a des conséquences. Si on leur apprend à traduire ce n’est pas pour qu’ils traduisent, mais pour qu’ils se forment, parce que la traduction est formatrice, surtout quand elle est accompagnée d’une comparaison de traductions de spécialistes, parce que l’analyse morphématique est formatrice, parce que l’apprentissage du lexique enrichit la besace de ces jeunes. Ces étudiants non-spécialistes ressemblent fort, non par leur niveau évidemment, mais par leurs attentes, aux élèves de collèges qui contre vents et marées entreprennent l’étude d’une langue ancienne. Il m’a donc semblé que la réflexion que je n’ai cessé de mener à l’Université sur les finalités de cet apprentissage et donc forcément sur la langue latine m’avait aidée à construire un cours, et pouvait intéresser un public comme le vôtre.

Vous comprenez alors pourquoi j’insisterai autant devant vous sur l’importance de l’étude de la langue latine. Loin de moi la volonté d’opposer langue et culture antiques. Mais la tentation est grande, au collège comme à l’Université de mettre au second plan une étude que je crois formatrice à tous les plans. Or il faut résister, et mettre l’accent sur la langue aussi et peut-être surtout. Je ne suis pas certaine d’ailleurs que cette plongée dans une langue ancienne soit si ennuyeuse qu’on le dit souvent, il me semble même que les collégiens que je connais ont encore assez le goût du jeu pour apprécier la gymnastique que leur impose leur professeur de latin pour peu qu’il adapte ses méthodes au monde d’aujourd’hui.

Je partirai d’un lieu commun qu’on oublie parfois. La langue latine — les mondes antiques pourrait-on dire même — est familière et étrangère à la fois. Parce que pour un jeune du début du XXI° siècle elle à la fois si familière et si étrangère, son étude est d’un apport considérable. Elle est familière parce que les mots du français sont un héritage du latin, au moins pour beaucoup d’entre eux, familière par les fossiles qui demeurent, par le lexique surtout, mais étrangère par sa morphologie élaborée qui fait la part belle à l’accumulation de morphèmes grammaticaux et surtout par sa syntaxe qui peut rebuter comme on le sait. C’est ce chemin du plus familier au plus étranger que je suivrai avec vous rapidement.

 I. Les mots du français et le lexique latin

Le programme que vous m’avez transmis insiste légitimement à plusieurs reprises sur l’importance du lexique. On peut prendre les choses de plusieurs façons. De deux façons principalement qui sont complémentaires.

On peut étudier le lexique latin par lui-même et pour lui-même. Son apprentissage favorise la lecture des textes, en donnant vite les clés du contexte d’une phrase ou d’un passage. On fait alors travailler les élèves synchroniquement. On analyse avec eux aussi finement que possible les différences dans le vocabulaire. L’opération intellectuelle tient de la comparaison. Une succession d’exemples, éventuellement pris dans le dictionnaire, aide les étudiants à affiner le sens qu’ils ont du contenu sémantique d’un lexème. Il n’y a rien de plus formateur que de comparer des éléments, car en même temps que l’activité forme le savoir et ses finesses, elle forme aussi l’aptitude à comprendre la différence, la nuance et l’exactitude. L’apport intellectuel pour de jeunes esprits est remarquable.

Prenons l’exemple du vocabulaire de l’ancien et du vieux chez les poètes Latins.

« Antiquus

senex, senecta, senectus

uetus, uetustus, uetustas

aeuum, longaeuus, grandaeuus

priscus, prior

annosus

anus, anilis

incanus, canus, canities »

Les éléments lexicaux que je vous propose sont classés en fonction de leur fréquence chez Virgile et chez les poètes augustéens en général. L’ensemble peut évidemment être simplifié. J’isolerai aujourd’hui les trois premiers adjectifs parmi les plus employés d’après le lexique latin numérique, antiquus, senex, uetus. Ils font tous trois partie du vocabulaire de base que doit voir un jeune collégien, comme j’ai pu le constater dans le lexique numérisé très commode que vous connaissez tous. Une série d’exemples peut amener à faire des distinctions simples et utiles. Senex qualifie les hommes, antiquus plutôt les objets au sens très vaste du terme. Le second terme est très positif, parce que le temps a marqué les objets, que les monuments ou les villes sont grandis par leur passé prestigieux.

Vrbs antiqua ruit multos dominata per annos,

« une antique cité s’écroula, tant d’années souveraine » [1].

Vetus de son côté montre la vieillesse des objets comme antiquus, mais aussi des groupes d’hommes. Il se distingue nettement d’antiquus , dans la mesure où il renvoie à des choses et des êtres en groupes vieillis, mais qui existent encore, c’est-à-dire que la marque du temps s’est imprimée sur le réel qu’il qualifie. Au contraire, antiquus grandit de sa majesté une Troie qui n’est plus mais dont la destruction même n’a pas annihilé la grandeur. Le laurier bien connu du chant II porte au contraire toutes les marques de l’âge :

ingens ara fuit iuxtaque ueterrima laurus

incumbens arae atque umbra complexa penatis [2].

Le décor concourt à peindre par avance la tragédie de Priam. On sait qu’un autre vieux laurier se tiendra dans la demeure de Latinus au chant VII, créant un écho symbolique entre les deux lieux de l’ancien monde et du nouveau. Face à ces deux adjectifs, senex indique la vieillesse des hommes, parce qu’au départ le mot se référait à une classe militaire, les hommes de 45 à 60 ans. Mais le contenu est très péjoratif le plus souvent. On le comprend mieux d’ailleurs quand on fait un petit détour par la diachronie. La famille de senex est formée sur un thème indo-européen, sen [3] , qui semble au départ signifier le "déclin" : un verbe hittite formé dans cette même famille signifie "mener à sa fin ; anéantir" et au médio-passif "aller à sa fin, à sa disparition". On fera bien aussi de provoquer la comparaison avec les mots latins qui expriment le décours de la lune dans les expressions latines luna senescens, senium lunae. Ce décours est caractérisé comme un déclin [4].

J’achèverai bien ce petit développement en parlant d’un autre mot de la liste, soit longaeuus. Il est beaucoup moins connu de nos jeunes élèves et pourtant il donne le français longévité. Les quatre termes donnent un élément du lexique français et c’est l’occasion rêvée de franchir un certain nombre de siècles pour leur montrer que leur langue est faite d’éléments hérités, qu’il convient de maîtriser aussi par rapport au français. Le professeur aura vite fait de leur faire distinguer les nuances importantes entre vieux, antique, sénilité et longévité, de leur faire observer que la répartition adjectif/substantif n’est pas de la même fréquence. Or la répartition binaire sénilité vs longévité est un héritage de Virgile. N’ayant pas de mot pour dire la vieillesse humaine quand elle est plutôt gage de savoir de mesure ou de sagesse digne, il crée un composé, longaeuus. La composition est d’une grande clarté. Ce qui est plus intéressant peut-être c’est que le second élément fait entrer l’adjectif dans la famille de mots formée sur le thème *H2y-w- qui renvoie à une conception animée de la durée et met l’accent sur la durée justement (contrairement à tempus comme on sait). La vieillesse est alors vue comme un état sans qu’il y ait de vision diachronique de l’existence. Le contexte invite toujours à sentir les sèmes très positifs du contenu global, soit la majesté, la noblesse, la force rassurante, l’expérience [5] . Comme on le sait, le composé est une des caractéristiques du style épique. Il y a toujours de la grandeur dans son contenu. Voici par exemple le roi Latinus au moment où les Troyens arrivent en ambassade :

…cum praeuectus equo longaeui regis ad auris

nuntius ingentis ignota in ueste reportat

aduenisse uiros. Ille intra tecta uocari

imperat et solio medius consedit auito [6].

On comprend alors les connotations plutôt louangeuses du terme français né de la création volontaire du plus fameux des poètes latins. Le phénomène qu’on appelle la lacune lexicale, soit le « manque de mots » [7], oblige à créer et renouveler le vocabulaire dont on peut montrer le caractère plus raisonné qu’il n’y paraît à première vue. Au passage on remarquera que l’étude du lexique réclame de la méthode et de bien grandes précautions, car l’étude du contexte élargi est évidemment indispensable. On soulignera aussi que ce n’est pas parce qu’un mot est fréquent en latin qu’il a de l’intérêt pour la formation d’un jeune de collège, car enfin, longaeuus n’est pas très employé mais est un mot fécond puisqu’il produit une opposition pertinente en français (sénilité vs longévité).

Ce qui plaît cependant davantage aux jeunes gens d’aujourd’hui c’est l’étude diachronique d’une famille de mots et son évolution. J’ai naguère créé un TD ouvert à toutes les composantes de notre Université, portant sur cette histoire. La salle était bien pleine. Ils ont beaucoup aimé que je leur trace à grands traits la construction d’une famille de mots avec ses rapprochements évidents et ses étrangetés déroutantes. C’est évidemment dans ce domaine que nous parvenons le mieux à rapprocher de manière utile et vivante les langues antiques et la nôtre. L’idée de famille de mots leur plaît, elle est d’ailleurs relayée dans les media ou les livres sur le jardin des racines grecques ou latines. On dit un enfant, une fable, fameux, une confession, fatal, une profession, un sentiment ineffable, la faconde. Tous ces mots sont parents. Ils sont formés sur une même racine. C’est curieux au premier abord. Quelle communauté entre ces mots ? C’est le latin et même l’indo-européen qui l’explique. La famille de fari désigne la parole en tant que « manifestation humaine, impersonnelle et collective » [8] . C’est une parole qui se diffuse largement aux autres, d’où l’idée de réputation toujours liée à la rumeur [9] . Les jeunes élèves connaissent sans doute moins faconde ou ineffable, ils seront heureux de comprendre que les parentés proviennent d’une histoire et que cette histoire, parfois surprenante, a du sens.

Ces deux types d’études permettent de faire sentir la différence entre emprunt et mots hérités. Dans l’histoire des mots hérités il n’y a pas de solution de continuité, puisque c’est le même mot qui a évolué phonétiquement. Anima et âme sont même mot, le second est l’aboutissement d’une évolution sans rupture aucune. A mon avis il faut insister sur la continuité. Au contraire les emprunts n’ont rien avoir avec l’évolution. On aura donc intérêt à distinguer les emprunts qu’on appelle parfois xénismes comme week-end ou loft, mais aussi chiffre ou alcool, tous deux hérités de l’arabe. Un même mot latin a d’ailleurs pu donner l’un et l’autre : et c’est le phénomène du doublet. On dit fragile et frêle, écouter et ausculter, naïf et natif, nager et naviguer, recouvrer et récupérer, sevrer et séparer, chétif et captif. Peu à peu dans l’histoire à travers les emplois successifs un trait disparaît ou est ajouté, accentué seulement parfois. Et les mots changent finalement de sens avec l’usure du temps, tant qu’on ne les reconnaît plus. Il y a donc des rapports d’une langue à l’autre, surtout quand on se familiarise avec la langue mère : le vocabulaire latin est toujours sous-jacent et pas seulement dans les expressions latines qui émaillent toujours le discours des beaux parleurs.

 II. Le système de la langue et ses éléments morphologiques

La langue latine est plus lointaine cependant, en tout cas elle nous dépayse davantage, par son système même. Que ce dépaysement soit très utile c’est une évidence dont nous sommes vous et moi persuadés. Comment en faire une source de plaisir plutôt qu’un objet d’études sévère ?

Il faut que je vous redise combien j’ai apprécié le regard sur la langue latine que supposent les pages 9 et 10 des programmes de langues anciennes, sans doute parce qu’elles correspondent à ce que je professe depuis longtemps autour de moi. La distinction entre les deux colonnes, soit l’observation d’un système global, et l’étude plus technique d’un minimum qu’il faut mémoriser me paraît d’une grande clarté. Elle correspond à ce que je fais avec les étudiants dont je vous parlais au début de cette intervention. Souvenons-nous en effet que l’étude de la langue latine, qui réclame de nos jeunes énergies et temps, ne vise pas à donner à tous nos étudiants/élèves la capacité de traduire ou de lire directement et sans aide une œuvre en latin. Certes nous voulons leur apprendre le latin. Ici il n’y a que des convaincus. Mais la finalité est toujours en partie ailleurs. C’est la langue en général, la langue française et les langues étrangères modernes qui sont aussi en ligne de mire. Que va leur apprendre le regard qu’ils porteront sur la langue latine ?

Ce qu’est la structure d’une langue

C ‘est l’occasion de leur apprendre ce que structure grammaticale veut dire. Quand ces jeunes arrivent, ils ont tout oublié de ce qu’on leur a enseigné, ou plutôt ne le maîtrisent pas et n’en voient pas l’importance. Le seul mot d’analyse grammaticale les plonge dans une grande perplexité parfois. Ils confondent nature et fonction par exemple. Les mots de la grammaire disent pourtant la plupart du temps ce qu’ils sont ou ce à quoi ils renvoient. Les jeunes découvrent avec ravissement que la nature c’est ce qu’on est, que la fonction c’est ce à quoi l’on sert. Rapidement ils cessent de répondre « relatif » quand on leur demande la fonction de quem. L’important n’est pas qu’ils répondent correctement mais qu’ils prennent conscience de la différence entre les deux. La langue reflète aussi et peut-être surtout la réalité du monde et de ses éléments. Que chaque mot soit ainsi défini par ce qu’il est et par le rôle qu’il joue dans un ensemble plus vaste me paraît salutaire à tous les points de vue. Au passage ils vont vite saisir par la comparaison la différence entre structure française et structure latine. Il est très remarquable que les programmes y insistent dès le niveau de la 5°.

Qu’on doit admirer un beau système

L’important est aussi de leur montrer une structure complexe et satisfaisante pour l’esprit qui avec peu d’éléments fait beaucoup. Je prendrai pour exemple le verbe latin dont les Romains eux-mêmes étaient si fiers.

Le système verbal latin est un beau système, régulier, cohérent et efficace. Les paradigmes des conjugaisons sont classées d’après les voyelles, a, e, voyelle dite thématique, i bref, i long. C’est ce qu’on peut montrer par une série d’observations dès la classe de cinquième comme l’invitent à le faire les nouveaux programmes. A l’intérieur des conjugaisons, les Latins ont simplifié ce dont ils ont hérité au point d’apparaître d’une formidable cohérence, 4 temps à l’infectum 4 temps au perfectum à l’indicatif, deux au subjonctif. Cela ne veut pas dire évidemment que le système verbal ait été créé comme il est, la grammaire ne fait que mettre en lumière le génie de la langue, étant un regard forcément second par rapport à un état de choses et c’est en cela que les deux mots « observer et comprendre » sont si importants. L’opposition des deux aspects, qui a d’ailleurs peu à peu tué l’opposition plus nuancée du grec (trois aspects), apparaît très nettement si l’on montre aux jeunes un tableau des conjugaisons à l’indicatif et au subjonctif pour les deux langues. La comparaison avec le grec (un tableau à observer suffit) fait ressortir d’une part la capacité d’invention romaine qui désactualise des oppositions indo-européennes pour en accentuer d’autres, plutôt binaires, et d’autre part l’influence considérable qu’a eu ce système sur notre propre système verbal. Au passage on peut leur faire remarquer que la langue latine est un moment privilégié entre une langue indo-européenne dont nous avons des traces importantes par la comparaison des langues filles, et les langues européennes dont la parenté est une évidence. Cette histoire est d’ailleurs unique au monde et fait de la langue latine un territoire rêvé pour l’étude des systèmes de la langue. La cohérence de l’ensemble leur apparaît pour peu qu’on leur montre le système global. Il est très important que ce travail d’observation commence en classe de 5°, mais soit repris en 3° comme pour un bilan.

Que ce système est très économe

Je ferai l’éloge de la paresse finalement. Avec très peu de phonèmes, la langue latine précise le sens d’une forme. Les jeunes collégiens peuvent observer et comprendre, et admirer surtout. Ils peuvent très tôt sentir l’essentiel soit qu’une forme, un mot même, se définit autant par ce qu’il est que par ce qu’il n’est pas. Là aussi c’est comme en sémantique la comparaison qui est au cœur du système de la reconnaissance du sens.

Les désinences verbales sont un jeu de contrastes qui indiquent la personne mais aussi la voix. La morphologie verbale latine est si différente sur ce point de la nôtre : legit/legitur, amant/amantur. J’ai toujours pu à l’occasion de telles observations faire des découvertes étonnantes. Mes étudiants ont du mal à distinguer passif et passé. L’occasion est bonne d’activer une double série d’oppositions qui marque cette différence fondamentale tout de même et je me réjouis que l’on fasse fonctionner ce jeu dès la cinquième pour deux temps de l’infectum, le présent et l’imparfait. On doit voir un passif, sinon on fait un beau contresens. Plus tôt on comprend le système mieux c’est et il est inutile de multiplier les exemples pour marquer la différence morphématique entre passif et actif. Il m’a paru très judicieux que l’étude du futur soit rejetée en quatrième (je ne fais pas autrement). L’important c’est le patron sur lequel va se construire l’étude du verbe latin et de ses formes, car on retrouvera au subjonctif infectum le même système d’opposition. On affiche ainsi nettement, pour la première fois me semble-t-il, une progression scientifiquement juste et pédagogiquement tenable dans l’étude de la morphologie latine.

On doit voir un passif parce qu’il n’est pas un actif, un futur, justement parce qu’il n’est pas un présent. Passer sans le voir c’est négliger cette structure du système verbal, faite d’oppositions finalement assez simples : legit n’est pas leget, qui n’est certainement pas legat. Mais ce n’est pas legitur non plus. Le sens se dégage donc forcément de l’abandon progressif d’une série de possibilités, qui tombent au fur et à mesure qu’on observe les éléments et leur contexte immédiat. Legit ressemble à leget, mais la distinction i/e provoque un changement total des perspectives temporelles de l’action de lire. L’étude des différents morphèmes et de la décomposition-même d’une forme en lexème + morphème est très structurante et allège d’autant finalement leur travail de mémorisation. Dans ama-ba-nt-ur la décomposition permet d’accéder au sens et en retour de structurer la conscience qu’ils ont de la forme française correspondante. Je ne sais pas si l’on peut trouver enquête plus formatrice pour l’esprit.

Pour les déclinaisons les choses sont plus complexes, comme on le sait. On remarque facilement le système global, soit l’opposition entre mots en voyelles (longues ou brèves) et mots en consonnes. Mais le reste, à cause du syncrétisme des cas en particulier, est plus confus à première vue. Je dis souvent à mes étudiants que le latin a eu en héritable une grande besace de morphèmes casuels, qu’il a répartis au fur et à mesure selon son génie propre et ses besoins. Que le locatif relayé à date historique par ce que nous appelons l’ablatif soit demeuré est évidemment significatif des besoins d’une langue qui aime les récits et l’histoire et a besoin de structurer le lieu et le temps. Cela dit, il n’y a pas de raison objective à faire apprendre trop tôt systématiquement tous les raffinements de la déclinaison. On a souvent cru que l’essentiel était d’apprendre par cœur les différents paradigmes. Là aussi, il y a du vrai et du faux. On peut insister sur la différence entre les deux premières déclinaisons et la troisième avec leurs génitifs différents. Et ce dès la 5° comme y invitent les programmes. Mais mieux vaut mettre en place la différence entre non-animé et animé, et se garder de dévoiler trop tôt les différents paradigmes attendus pour la troisième : si nos jeunes savent qu’il y a des noms en –i- et d’autres en consonne c’est déjà bien et l’on peut très bien leur faire retenir que le génitif pluriel est en –ium ou en –um, l’ablatif en –i ou en –e pour cette raison-même. De toutes les façons, ils ne créeront pas la forme et ils verront bien qu’on ne trouve qu’urbe et mari. D’ailleurs, fort rares sont les cas où nous hésitons, car il s’agit le plus souvent de syntagmes composés très analysables paresseusement. Là aussi il faut décrisper les choses. Et je ne vois pas pourquoi ils seraient privés d’un petit aide-mémoire.

 

III. Le fonctionnement de la phrase et du texte.

Le plus lointain, le plus dépaysant évidemment c’est la structure de la phrase latine, provoquée par son caractère flexionnel. C’est peut-être sa caractéristique principale, et c’est ce qui décourage les jeunes élèves. Du coup, les mots n’ont pas la même place qu’en français parce que le français n’est plus une langue fonctionnelle. Il y a des exemples criants même si l’on ne prend pas pour exemples de période oratoires par trop complexes.

Ceterum ex aliis negotiis quae ingenio exercentur, inprimis magno usui est memoria rerum gestarum. Du reste, parmi les autres activités qui mettent en oeuvre l’intellect, c’est avant tout le rappel des événements du passé qui est des plus utiles. Salluste, J. 4

Si le verbe n’est pas à la fin cette fois (c’est finalement moins fréquent qu’on ne le dit), la construction met en avant la circonstance, à laquelle vient s’attacher une relative, tandis que le syntagme nominal en position de sujet se trouve à la toute fin. Il y a de quoi étonner un jeune collégien. De même dans beaucoup de traductions, on voit bien que chaque fois on se trouve obligé de tordre un peu la langue française, qui perd de son naturel, pour suivre un peu l’ordre du latin et faire sentir l’important.

Il me semble pourtant que rien n’est plus désastreux que l’opération de dé-tricotage à laquelle nous avons été habitués dès l’enfance. Je suis consternée par les « brouillons » de certains de mes étudiants de lettres classiques, dans lesquels sont recopiées les phrases une ligne sur deux, la ligne intermédiaire étant griffonnée par l’analyse possible de chaque mot. C’est courageux. Je crains bien que la méthode soit totalement inefficace. Avant de le montrer je voudrais un peu tordre le cou à deux préjugés qui me paraissent discutables et qui ont enlevé à bien des enseignants une grande part de leur liberté pédagogique. J’espère que vous me pardonnerez ce double détour.

Affranchissons-nous d’abord de l’idée que la prose classique —et surtout celle de Cicéron— soit le modèle des modèles. On ne peut dire évidemment que la langue classique n’ait pas d’importance. Copiée jusqu’à la caricature, en particulier durant la Renaissance européenne, elle a modelé les esprits, et même la langue littéraire moderne. Comme moi, vous avez tous sans doute été formés à ses exigences. Disons cependant que l’impérialisme du thème et donc de la langue seule admise a pu faire de nous de piètres enseignants. Car notre vue s’est rétrécie, obnubilés que nous avons été ou que nous sommes encore par la correction et donc par la primauté de la construction sur le sens. J’exagère évidemment, en disant cela. Mais il y a tout de même une petite vérité dont il faut tirer les conséquences. Choisissons plutôt des textes empruntés à la langue antérieure (Plaute) ou à la langue impériale (Sénèque). Quand on se penche sur l’histoire de la langue, on ne peut pas ne pas être frappé par les similitudes syntaxiques en particulier qui peuvent rapprocher la langue impériale et la langue préclassique. Il y a là un autre modèle, précieux et, disons le franchement, assez commode. Ce n’est pas que les textes en soient plus faciles, mais la dynamique de la phrase, le rythme même et les constructions, plus souples, permettent d’échapper à tout schéma préétabli qui serait sclérosant pour de jeunes esprits.

Ne croyons pas non plus que les témoignages que nous avons de ce qu’a pu être la langue latine correspondent à des textes écrits, qu’il faut déchiffrer comme ils sont, soit comme un ensemble de signes à déchiffrer. Le lieu commun est bien ancré. Il est à la fois vrai et faux. Les historiens, et même hélas ! les enseignants de Lettres Classiques parfois, parlent de sources, de témoignages. Et l’on déchiffre à qui mieux mieux en ânonnant des textes historiques dont on déforme le sens à force de déformer la lecture. Les conséquences sont désastreuses. D’abord parce qu’on évacue tout plaisir de l’opération, la jouissance du texte étant intellectuelle et presque seulement documentaire. Loin de moi l’idée que les textes ne le soient pas. Mais l’érudition n’a pas vertu à nous amener un public et à nous le conserver. Il faut un plaisir à un public.

D’autre part, on le sait, les conditions de la lecture dans l’Antiquité ont façonné la langue comme une langue rythmée et quasi chantée. Les Romains ne lisent pas tout bas. Ils écoutent quelqu’un lire plus qu’ils ne lisent eux-mêmes. Le texte se partage en somme. Partant, il résonne aux oreilles et non à l’intelligence seulement. Les mots ne sont pas délimités de la même façon que dans notre langue parce que l’opération de la lecture est différente justement. Le prouve l’écriture de nos manuscrits qui colle les mots les uns aux autres, sans points, ni virgule, ni espace nulle part. Tout est affaire de rythme. Le centre c’est l’accent du mot, et sans doute aussi l’accent de la phrase. Quelles conséquences ?

Une conséquence toute matérielle d’abord. Si le professeur reste assis durant son cours, on peut être assuré que l’élève perdra une grande partie du message. Car la voix et le corps sont de bons auxiliaires de la grammaire latine. La lecture à haute voix est déjà explication, et quand je vois des étudiants gommer l’étape, lors de l’oral par exemple, je me demande toujours s’il leur reste quelque plaisir à faire du latin. Cette lecture réclame du rythme, des pauses, des mises en relief, des échos dont on ne peut faire l’économie parce que c’est l’essence même de la langue latine. La flexion donne de la souplesse. Partant elle rend plus hasardeuse la compréhension si l’on reste raide dans ses analyses.

Surtout on comprendra que la mise en valeur des mots dépend non pas seulement de la grammaire mais de la volonté du locuteur. Prenons justement un vers de Lucrèce (I, 111) qui s’interroge sur l’âme, sur son indépendance par rapport au corps et revisite finalement les Enfers païens :

Ignoratur enim quae sit natura animai,

nata sit an contra nascentibus insinuetur

et simul interea nobis morte dirempta,

an tenebras Orci uisat uastasque lacunas…

On ne sait pas quelle est la nature de l’âme,

naît-elle avec le corps ou s’y glisse-t-elle à la naissance ?

Périt-elle en même temps que nous, dissoute par la mort ?

Hante-t-elle les ténèbres d’Orcus et ses marais désolés ?… [10]

Le premier mot est l’essentiel, il est mis en valeur par sa position, sa longueur et par la coupe qui le suit : c’est l’ignorance des hommes de la nature de l’âme qui porte le sens car cette ignorance ouvre la porte à toutes sortes de croyances poétiques sans doute, mais terrorisantes et peu rationnelles. L’homme n’est plus libre. Il se trouve que c’est le verbe qui dit cela et qu’il n’est pas à la fin justement. Vous vous doutez bien que j’ai fait exprès de choisir ainsi. L’orientation de la phrase donne presque toujours une idée dès le départ de ce qui va être dit. La phrase avance le plus souvent par groupes de mots et ces syntagmes doivent être absolument repérés. La succession des interrogatives indirectes ne pose dans la réalité de l’opération intellectuelle de la lecture aucune difficulté, à condition que l’on s’y prenne souplement et à haute voix avec des pauses suffisantes qui encadreront nata sit, nascentibus insinuetur, ou même morte dirempta. Les chevilles ne sont là que pour souligner l’assemblage. C’est pour cela que c’est à tort qu’on croit qu’on s’en est bien tiré lorsqu’on a construit une large période en la détricotant tout à fait. Car qu’en reste-t-il ? Rien. La déconstruction de la phrase ne s’impose donc pas. La traduction de la phrase de Salluste que je vous ai livrée tout à l’heure illustre bien la capacité qu’a aussi le français à lancer en avant l’important, l’idée de negotium si romaine, dans le domaine intellectuel (ingenio), et l’attente que crée l’ordre des mots du thème soit le rappel du passé, soit le but de l’histoire. Les choses sont d’ailleurs assez comparables en français et même de jeunes enfants le conçoivent. « Sous le pont Mirabeau coule la Seine … »

Je parle souvent à mes étudiants de blocs, autrement dit de syntagmes, qu’il faut repérer et isoler en quelque sorte pour s’intéresser non pas à ce que chaque mot est (c’est le dé-tricotage), mais aux groupes en tant que tels et à leurs rapports les uns avec les autres. La langue latine n’a pas d’article : contrairement à ce qui se passe en grec ancien, les syntagmes, en particulier quand ils sont à d’autres cas qu’au nominatif ou à l’accusatif, sont plus difficiles à repérer, parce qu’ils échappent davantage au système de l’enclave. Mais en latin comme en grec on perçoit aisément une succession de groupes souvent également encadrés. Le rythme provoqué forcément par la lecture à haute voix (la bonne lecture à haute voix évidemment) et l’affection pour les échos sonores rend souvent les choses plus identifiables qu’on ne croit, à condition de laisser les mots à leur place.

Prenons pour exemple une lettre de Pline que je prépare pour mes étudiants en isolant les éléments par une pause de la voix et par un trait à l’écrit.

C- PLINIUS MAMILIANO SUO S-

(1) Summam uoluptatem/ te percepisse/ ex isto copiosissimo genere uenandi /non miror, cum historicorum more/ scribas /numerum iniri non potuisse. Nobis uenari nec uacat nec libet : non uacat quia uindemiae in manibus, non libet quia exiguae. (2) Deuehemus tamen /pro nouo musto /nouos uersiculos /tibique iucundissime exigenti/ ut primum uidebuntur deferuisse / mittemus. Vale.

Pline salue son cher Mamilianus

Je ne suis pas étonné que tu aies pris le plus grand plaisir à ce genre de chasse très abondante puisque tu m’écris à la manière des historiens, que le nombre des tués n’a pu en être évalué. Pour moi, je n’ai ni le loisir ni l’envie de chasser. Pas le loisir parce que les vendanges sont là, ni l’envie, parce que elles sont maigres. Je rapporterai cependant à la place du vin doux nouveau de nouveaux petits vers et je te les enverrai, à toi qui les réclames si gentiment, dès qu’ils auront l’air d’avoir cessé de fermenter. Adieu.

Dans la première phrase l’accusatif est jeté en avant, c’est l’objet de la lettre de son ami le plaisir immense de la chasse. Le verbe ne vient qu’ensuite. La dernière phrase est comme encadrée par les deux verbes au futur. Quand on aura repéré le premier verbe, le lecteur-enseignant doit insister sur le rythme. Il faut faire résonner le –que de tibique, et je ne doute pas qu’une belle pause de voix laisse entendre cette bipartition : les deux grandes propositions sont alors facilement isolables. La première proposition se comprend très facilement, même si déjà la position en avant du verbe crée l’attente du COD : le premier verbe est projection vers les jours suivants, après la vendange, quand Pline retrouvera la littérature, il lance la phrase et crée un effet d’attente dont les étudiants saisissent rapidement l’esprit. Mais la seconde est plus rugueuse par rapport au français. Il faut accentuer à la lecture les éléments qui permettent de comprendre la structure :

- L’écho sonore des homoiotéleutes amène à réunir deuehemus et mittemus. Nous sommes à l’oral, rien n’empêche de l’accentuer à la lecture.

- Le groupe au datif tibi…exigenti est difficile à lire immédiatement, nous le savons par expérience. La présence du pronom au datif verrouille cependant le groupe. On peut accompagner d’un geste tibi et faire une pause légère après exigenti, en cherchant à amener les plus délurés à remarquer la similitude des cas et donc la constitution d’un groupe solide encadré par deux datifs.

- La proposition par ut primum peut être remplacée par mox en un premier temps.

- La surprise créée par deferuisse uidebuntur animera le commentaire sans doute de ce court billet adressé à un amateur cultivé.

Evidemment cette lecture réclame une bonne dose d’intuition. Les élèves les plus dynamiques, les plus ingénieux vont y exceller. J’ai entendu mon fils dire qu’il jouait au détective pendant le cours de latin. Cette première lecture qui est observation et sélection en fonction d’hypothèses correspond bien au travail d’enquête. L’important n’est donc pas forcément de tout analyser, mais de décrisper la lecture pour la rendre opérante. Le théâtre d’ailleurs donne maints exemples de phrases simples, souples, constituées de blocs rendus cohérents par la grammaire mais aussi bien entendu par le sens. Et le répertoire est infini, très apprécié au collège. On peut d’ailleurs souvent partir de l’étude de l’ordre des mots pour amorcer le commentaire littéraire, enrichi par cette série de constatations. Ces deux vers extraits d’un monologue de senex dans le Rudens de Plaute par exemple :

sed Gripus seruos noster /quid rerum gerat /

miror,/ de nocte /qui abiit /piscatum ad mare.

(Rudens, 897-898)

Mais Gripus, notre esclave, que fait-il ?

je m’étonne, lui qui de nuit est parti pêcher en mer

Ils sont difficiles, quand on cherche à expliquer la nature de chaque mot. Mais la compréhension en est cependant aisée. Le vieillard met en avant l’essentiel pour lui, le personnage qui lui cause du souci, l’image de cet esclave qui lui appartient et qui s’est peut-être noyé. Puis il développe par syntagmes l’essentiel de la situation. Gripus est parti de nuit (le spectateur sait qu’il y a eu une forte tempête), et sa pêche est compromise. De fait il ne rapportera pas de poisson mais une valise dans son filet. Chaque groupe de mots informe. L’important c’est le rapport qu’il y a entre ces groupes, le sujet, la question, l’étonnement du locuteur. Si l’on construit, il faut bien du temps pour tout expliquer de cette langue populaire et versifiée qui plus est. Mais on peut se passer de tout expliquer et utiliser l’anacoluthe. Je ne crois pas que cela gêne nos élèves. Il nous faut donc user d’une méthode souple qui suive le fil de la phrase, en soulignant ou en faisant souligner le jeu des attentes qui sont la caractéristique de la langue latine, qui en font le rythme et finalement l’efficacité.

Loin de moi cependant l’idée de dire qu’on ne construise pas du tout. Ce serait absurde. On ne peut, malgré qu’on en ait, faire l’économie d’une analyse. Cette opération est même fondamentale. Même si l’on évite la déconstruction organisée de la phrase latine, il faut repérer les syntagmes nominaux, les blocs, et le verbe qui est bien le noyau de la phrase. Je voudrais sur ces points de grammaire glisser quelques remarques issues de l’expérience. Et faire encore une fois l’éloge de la paresse. Pour analyser (nature et fonction, c’est toujours la même histoire), il faut un savoir. Sans doute. Rien ne dit qu’il faille connaître cependant la totalité de la syntaxe latine. Une fois qu’on a appréhendé la structure de la langue, on peut partir des éléments les plus fréquents.

On ne pourra pas faire l’économie de l’étude des fonctions et des cas. Ce serait trop peu conséquent d’ailleurs, tant c’est là le point qui est le plus utile pour la compréhension de la grammaire française et surtout pour le passage aux langues vivantes. Il est important que les élèves-étudiants voient dans la phrase de Salluste que les pauses délimitent des syntagmes qui font une sorte de sous-ensembles, et que ces sous-ensembles ont un lien plus ou moins tendu avec le verbe. Il m’a toujours semblé qu’on pouvait classer les cas en deux catégories : les cas statiques (nominatif, génitif le plus souvent et ablatif-locatif) et les cas dynamiques  : l’accusatif est dynamique, c’est le point d’application du verbe. Eo Romam fonctionne à peu près comme Deuehemus tamen nouos uersiculos. C’est le but du prédicat. Il y a un dynamisme évident si l’on réfléchit un peu. Ce dynamisme est de même ordre pour le datif. Do panem pauperi. Le verbe dare a deux points d’application, il est en tension vers le pain et vers le pauvre. Simplement le premier est plus immédiat. Il faut absolument faire accompagner d’un geste ces exemples simples car c’est une dynamique presque du corps qui est ici en œuvre. Avec un passage de comédie on montrera ces liens dynamiques facilement parce que ces cas sont très opérants au théâtre à cause de la situation d’énonciation propre à ce genre littéraire. D’autre part l’ablatif est le plus souvent statique. On aura intérêt à très tôt leur expliquer le syncrétisme qui a réuni en un cas trois cas bien différents au départ, le locatif, l’ablatif proprement dit, et l’instrumental. Le locatif est statique, c’est le lieu où l’on est. Historiquement l’instrumental aussi. Une fois cette distinction entre cas statiques et cas dynamiques assimilée, il est à peine besoin de revenir sur les questions de lieu ubi et quo.

J’utilise la même méthode abusivement simplificatrice en syntaxe de la phrase. On obtient souvent les résultats les plus probants en montant une comparaison entre indépendante et subordonnées. Car c’est là que les mots de la grammaire ont tout leur sens. Une subordonnée dépend de. L’occasion est belle alors de leur montrer cette fois la similitude fonctionnelle qu’il y a entre nom et complétive, relative et adjectif, proposition circonstancielle et syntagme complément de temps ou de lieux.

uolo pacem/ uolo ueniat

ut primum uidebuntur deferuisse mittemus, mox mittemus

ex aliis negotiis quae ingenio exercentur, ex aliis magnis negotiis

  Conclusion

L’enseignement du latin a changé, de même que l’enseignement tout court. On pourrait parler évidemment de l’arrivée des TICE dans notre univers. Les enseignants de Lettres Classiques se sont appropriés avec une rare efficacité ces méthodes nouvelles. Mais ce n’est pas là l’essentiel. La transformation est beaucoup plus profonde. C’est la relation que le lecteur a avec le texte qui a changé ou qui doit changer dans l’enseignement. Les enseignants doivent relativiser l’importance de bien des éléments, et tirer les conséquences d’un changement dans le public par rapport au moment où ils ont eux-mêmes été formés. Nous avons tous beaucoup profité d’un enseignement sévère et exigeant. Mais il n’est plus de mise et je ne suis pas certaine qu’on y ait perdu. Peu à peu il m’a semblé que ma méthode d’enseignante s’affranchissait de beaucoup de choses qui peuvent entraver la lecture et que cela rejaillissait même sur ma façon de lire les textes. Finalement j’aimerais insister sur un point. La lecture que l’on conduit dans le cours de latin doit obéir au plaisir du rythme, de la découverte spontanée et intuitive. Il faut parfois faire confiance à l’intuition. Mais on ne peut en rester là. J’ai utilisé l’image du détective. Pour bien lire le latin il faut être un bon détective. Qu’est-ce à dire ?

Il faut avoir de l’intuition, qui fait voir la question centrale posée par une énigme soit une phrase. Il faut lire l’histoire qui est l’objet de la découverte, lire et relire, en se fiant à son instinct. Mais cette méthode, utilisée seule, est la pire qui soit. Avec elle , on envoie en prison des innocents. L’analyse scrupuleuse, scientifique, rationnelle est indispensable. Il y a un moment où il faut bannir l’intuition maîtresse d’erreur et de fausseté. En même temps, toute analyse ne peut se faire que dans le contexte.

Un de mes professeurs à l’Université nous fit beaucoup rire le jour où dans l’amphithéâtre il raconta les premières traductions par ordinateur ; elles balbutiaient, il y a tout de même près de quarante ans. Nous avions de beaux jours devant nous, disait-il, la machine avait traduit « la chair est faible » par « la viande n’est pas fraîche ». Je ne sais s’il était sérieux. Mais il voulait bien nous faire sentir que la compréhension d’un texte était quelque chose de complexe, fille de l‘analyse rigoureuse, de l’observation du contexte immédiat ou plus large, et de l’intuition, mais aussi appréhension du contexte. Je reste persuadée que ce balancement entre des opérations intellectuelles non pas contradictoires mais complémentaires est très formateur pour de jeunes esprits et que la langue latine se prête plus qu’une autre à ce jeu. C’est pour tout cela qu’à mon avis on doit encore et toujours privilégier en cours de latin l’enseignement de la langue.


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